3. - Les aesthésiogénies
Les études des magnétiseurs, si étendues et si
dispersées, avaient fait connaître une foule de phénomènes qui, plus ou
moins bien compris, sont devenus le point de départ de recherches et de
thérapeutiques intéressantes.
Quand on feuillette avec curiosité ces vieux livres,
on trouve ça et là des descriptions de somnambulismes bizarres
caractérisés par une sorte de guérison subite et momentanée de malades
précédemment très névropathes et déprimés. L'auteur qui a donné la
description la plus frappante de phénomènes de ce genre me semble
être Despine (d'Aix) dans un ouvrage curieux, « Traitement des
maladies nerveuses par le magnétisme aux eaux d'Aix », 1840. C'est une
étude sur la maladie et le traitement d'une jeune fille de seize ans présentant
un état hystérique grave : Estelle, à la suite d'une chute peu
importante, mais survenue dans des circonstances émotionnantes, fut atteinte
d'une paraplégie complète avec anesthésie de toute la partie inférieure
du corps et troubles dysesthésiques sur le tronc. Elle était en outre
anorexique et ne pouvait tolérer sans vomissements qu'une alimentation
très restreinte et bizarre. Elle se plaignait d'un sentiment perpétuel
de froid et restait enveloppé dans des couvertures, somnolente, inerte, sans
aucune activité volontaire, mais très facilement suggestible.
Au cours de diverses tentatives hypnotiques se
développa un état bizarre que Despine appelait « la crise » :
cet état était caractérisé par le retour complet du mouvement et de la
sensibilité, par le rétablissement de l'appétit et de la digestion, par la
disparition de la sensation de froid. Le caractère était
entièrement transformé : Estelle était devenue ferme et décidée
dans ses résolutions volontaires, elle n'était plus accessible aux suggestions.
Malheureusement cette crise ne pouvait se prolonger très longtemps et le
sujet après le réveil retombait paralysé, insensible, anorexique,
gémissant à propos du froid continuel et entièrement suggestible ;
en outre il ne conservait que peu ou point de souvenirs de la période heureuse
précédente.
Des faits de ce genre, c'est-à-dire la
production artificielle de crises avec restauration complète et
momentanée de la santé normale, sont signalés à diverses reprises :
on pourrait les désigner sous le nom des « exaltations crisiaques des
magnétiseurs ».
Pour suivre l'ordre historique il me semble juste de
rattacher à ces premières observations des études et une école
aujourd'hui fort oubliées, les études de la métallothérapie et l'école de
Burq. Celui-ci reprit d'anciennes idées du Moyen Age et du Mesmérisme sur
l'influence des métaux et les rapprocha d'observations cliniques analogues aux
précédentes. De 1851 à 1885, particulièrement dans son livre sur
« les origines de la métallothérapie », le Dr Burq étudia « les
modifications que produisent les applications de plaques métalliques sur la
peau des malades ainsi que l'ingestion des mêmes métaux ». Des
pièces d'un métal convenablement choisi sont appliquées sur la peau d'un
membre insensible et on observe après quelques frissonnements le retour
complet de la sensibilité. En même temps apparaissent d'autres
modifications de la température périphérique, de la circulation et surtout de
la force musculaire. Ces modifications gagnent de proche en proche et
déterminent la disparition de tous les troubles névropathiques et une
transformation générale de l'individu.
En 1876, Burq présenta ses expériences à la
Société de Biologie qui nomma une commission pour en examiner la réalité.
Charcot fut le président de cette commission et fit répéter les expériences
dans son service à la Salpêtrière. C'est encore là
un petit événement qui a eu sur l'enseignement de la clinique une influence énorme.
Les études qui ont été faites à la Clinique sur les phénomènes de
la métallothérapie ont été viciées par la même erreur de méthode qui
avait compromis les études sur le somnambulisme. On ne songea qu'au côté
physique de l'expérience sans comprendre qu'il s'agissait surtout de phénomènes
psychologiques et qu'il fallait avant tout prendre dans cette étude des
précautions morales. Tous ces travaux si bien commencés en apparence
s'arrêtèrent brusquement et on n'en trouve plus de trace
après 1885.
La raison de cette éclipse soudaine est bien simple,
elle se trouve dans les premières publications de M. Bernheim et dans
les débuts de la lutte entre l'école de Nancy et la Salpêtrière.
Déjà depuis longtemps, car la discussion avait débuté au XVIIIe
siècle avec les travaux de John Hunter et elle avait été renouvelée par
le livre de Hack Tuke « Influence of the mind on the body », 1872,
des critiques répétaient que la plupart de ces faits étaient dus à
l'influence de l'imagination et de l' « expectant attention ». Mais
les médecins ne comprenaient pas l'importance de l'objection et les difficultés
pratiques qu'elle soulevait. Nous trouvons ici des problèmes analogues
à ceux qu'ont rencontrés au début les premiers travaux de Pasteur sur
les cultures pures et sur les générations spontanées. Les adversaires croyaient
toujours qu'il leur était très facile de mettre leurs cultures à
l'abri de toute contamination et n'apportaient que des cultures souillées par
tous les germes de l'air. Beaucoup préférèrent renoncer à ces
recherches plutôt que d'apprendre à faire des cultures propres.
Les doctrines des magnétiseurs sur « l'exaltation
crisiaque », et celles des disciples de Burq sur l'aesthésiogénie m'ont
vivement intéressé parce que, tout au début de mes études, j'avais eu
l'occasion d'observer une série de faits analogues à ceux qui leur
avaient servi de base. Examinant des malades hystériques qui présentaient des
paralysies diverses, des amnésies, des troubles plus ou moins apparents de la
sensibilité et des troubles de la volonté, je cherchais par tous les moyens,
par des suggestions, des éducations, des excitations de la sensibilité ou de
la mémoire, à supprimer ou du
moins à modifier ces
symptômes. Ces pratiques déterminèrent chez quelques malades
l'apparition d'états qui me semblaient fort singuliers parce qu'ils
contrastaient complètement avec l'état maladif de ces personnes. Ces
états apparaissaient quelquefois graduellement à la suite des efforts
que faisaient les sujets pour se mouvoir, pour sentir correctement ou pour
retrouver leurs souvenirs et ils étaient précédés par des contorsions, des
démangeaisons ou des dysesthésies variées, ou bien ils apparaissaient au
cours d'un somnambulisme provoqué, à la suite d'une période de sommeil
profond. Ils étaient surtout caractérisés par la disparition complète de
tous les phénomènes pathologiques. Les troubles du mouvement, les
paralysies et les contractures n'existaient plus : la femme paraplégique
depuis dix-huit mois pouvait marcher et courir comme l'Estelle de Despine
d'Aix, les vomissements cessaient et les malades pouvaient s'alimenter, en
même temps la sensibilité se montrait normale sur tout le corps. La
mémoire était étendue à toute la vie et portait même sur les
périodes qui précédemment paraissaient complètement oubliées, enfin on ne
pouvait plus constater de troubles de la volonté et la suggestibilité ne
pouvait plus être mise en évidence. « Le dernier somnambulisme,
disais-je à ce propos, est un état dans lequel le sujet si amoindri et
si malade qu'il soit à l'état de veille devient absolument identique
à l'individu le mieux portant et le plus normal... C'est un état dans
lequel le sujet a retrouvé l'intégrité absolue de toutes les sensibilités qui
sont naturelles à l'homme bien portant et l'intégrité absolue de la
mémoire, en un mot, l'état dans lequel il n'y a plus aucune anesthésie, ni
aucune amnésie. C'est un état important de toutes manières, surtout au
point de vue thérapeutique [4].
Dans mes premières études sur ces questions
j'insistais beaucoup pour montrer que cet état ne présentait en lui-même
rien d'extraordinaire qu'il était simplement l'état normal dans lequel ces
femmes auraient dû être continuellement, mais dans lequel en raison
de leur dépression maladive elles ne pouvaient pas rester. En effet je constatais,
à mon grand regret, car j'avais fondé sur la prolongation de cet état
des espérances de guérison, que les malades ne parvenaient pas à
demeurer longtemps dans cet état de restauration complète Si on les
abandonnait dans cet état, ils retombaient plus ou moins vite et on voyait
réapparaître les paralysies, les amnésies et les autres troubles. En outre un
nouveau phénomène qui, à ce moment m'a paru fort important,
venait se joindre aux précédents : c'est que ces malades retombés dans
leur état de maladie habituelle présentaient le plus souvent un oubli complet
de cette période de santé déterminée artificiellement. Ces oublis amenaient des
scissions dans la suite de la mémoire et ils donnaient naissance à
diverses modifications de la personnalité. En un mot, ces oublis survenant
après les rechutes donnaient aux périodes de santé normale l'apparence
de somnambulismes : c'est pourquoi j'ai employé pour désigner ces périodes
de restauration momentanée le mot de somnambulismes
complets déjà utilisés par Azam pour désigner des phénomènes
analogues.
Dans ces études j'insistais sur les sentiments
qu'éprouvait le sujet au moment du début de l'état alerte, sur les expressions
bizarres qu'il employait pour décrire les douleurs de tête, les fils qui
se cassent, les boules de verre qui éclatent dans la tête, sur ses
sentiments de joie, de gaîté, sur le plaisir qu'il éprouvait en voyant la
lumière plus vive, les objets plus colorés, sur la satisfaction qu'il
ressentait en se retrouvant lui-même et sur les changements de
caractère qui déterminaient de véritables personnalités alternantes.
Ces recherches ont été continuées par d'autres auteurs en petit nombre car la
décadence de l'hypnotisme survenue à ce moment rendait peu attrayantes
ces études trop directement en rapport avec l'ancien magnétisme. Mais il faut
signaler cependant les travaux de M. P. Sollier sur les traitements par la
resensibilisation qui se rattachent au même mouvement.
Ces « somnambulismes complets » sont, dans
leurs caractères essentiels, tout à fait analogues aux
« exaltations crisiaques des magnétiseurs », aux transformations de
la métallothérapie et de l'aesthésiogénie ; ce sont des essais
thérapeutiques du même genre qui deviendront plus tard le point de départ
des traitements intéressants par l'excitation.
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