La médecine psychologique

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4. - La liquidation des souvenirs traumatiques et la psycho-analyse

Si les traitements par l'aesthésiogénie n'ont pas eu jusqu'ici une brillante destinée, il n'en est pas de même pour la recherche de souvenirs subconscients traumatiques que j'avais tirée des études sur le somnanbulisme et qui ont donné naissance aux diverses sectes de la psychoanalyse. Il y a là un développement considérable d'une pratique psychothérapique qui rappelle les enthousiastes suscités par le mesmérisme, la Christian science ou l'hypnotisme.

Les magnétiseurs avaient tous insisté sur l'état particulier de la mémoire pendant les somnambulismes provoqués. Ils avaient décrit bien souvent un fait curieux, c'est que le sujet, pendant cet état, est capable de raconter une foule d'événements de sa vie auxquels il ne fait aucune allusion pendant la veille et qu'il semble avoir complè­tement oubliés après le réveil. En examinant ces modifications de la mémoire, j'ai eu l'occasion de constater dès mes premières études, 1886-89, que cette amnésie ne portait pas uniquement sur les faits qui avaient eu lieu pendant les périodes de somnambulisme, mais qu'elles portaient aussi fréquemment sur certains événements de la vie normale quand ces événements avaient été accompagnés d'une violente émotion. Ainsi, une jeune hystérique que j'ai décrite à ce moment sous le nom de Marie, racontait pendant les somnambulismes qu'à l'âge de 13 ans elle avait été fort effrayée par l'apparition de ses premières règles et qu'elle avait essayé de les arrêter en se plongeant dans un baquet d'eau froide, ce qui avait en effet amené l'arrêt de l'écoulement, mais avait déterminé en même temps de grands troubles, des frissons et du délire. Elle racontait aussi dans le même état qu'elle avait été effrayée en voyant une vielle femme tomber dans l'escalier et inonder les marches de' son sang, qu'à un autre moment elle avait été forcée de coucher avec un enfant dont la face, sur tout le côté gauche, était couverte de gourme et qu'elle avait éprouvé pendant toute la nuit un grand dégoût et une grande frayeur. En dehors de ces somnambulismes elle paraissait n'avoir aucun souvenir de ces événements. D'autre part, cette malade présentait des accidents névropathiques variés, des crises convulsives peu de temps après le début des règles avec arrêt de l'écoulement, frissons et délires, des hallucinations dans lesquelles elle voyait du sang, des spasmes et des troubles de la sensibilité sur le côté gauche de la face [5], accidents qui semblaient nettement en relation avec les souvenirs exprimés pendant le somnambulisme. Mes travaux de cette époque contiennent la description de nombreux cas de ce genre [6].

Il n'était pas difficile de rapprocher ces observations des interprétations que Charcot avait données peu de temps auparavant de certaines paralysies hystériques. Dans ses leçons de 1884-85 il avait montré que L'accident matériel n'était pas la cause de la maladie consécutive, mais qu'il fallait faire jouer un rôle aux souvenirs laissés par cet accident, « aux idées, aux préoccupations que le malade conservait à ce propos ». Beaucoup d'observateurs et en particulier Mœbus, 1888, s'étaient rattachés à cette conception et admettaient que « certains accidents hystériques étaient des modifications corporelles en rapport avec des idées et des souvenirs ». S'élargissais un peu cette conception en montrant que des troubles névropathiques du même genre pourraient survenir à la suite d'événements plus simples qui ne déterminaient pas une blessure matérielle, mais une simple émotion morale. Le souvenir de l'événement persistait de la même manière avec son cortège de sentiments divers et c'est lui qui déterminait directement ou indirectement certains accidents de la maladie. On peut donner à ces troubles le nom de souvenirs traumatiques.

Dans les cas que je viens de rappeler, le souvenir traumatique se présentait d'une manière particulière ; il ne pouvait pas être exprimé pendant la veille et il ne réap­paraissait que dans des conditions particulières, dans un autre état psychologique. Nous retrouvons là un caractère bien connu des fugues hystériques : le sujet ne peut raconter sa fugue et les raisons qui l'ont déterminée que si on le met en état de somnambulisme et il semble l'avoir oublié complètement pendant la veille. Il ne s'agit pas ici d'un oubli véritable, ni d'une simulation du sujet, il s'agit d'une modification particulière de la conscience que j'avais essayé de décrire en 1889 sous le nom de subconscience par désagrégation. Cette dissociation, ce passage de certains phéno­mènes psychologiques dans un groupe particulier me paraissait en rapport avec l'épuisement déterminé par diverses causes et en particulier par l'émotion. J'ai été amené à supposer que dans des cas de ce genre il y avait une certaine relation entre cette dissociation des souvenirs et la gravité des troubles que ces souvenirs devenus subconscients déterminaient. Une idée fixe semblait dangereuse parce qu'elle échap­pait à la personnalité, parce qu'elle appartenait à un groupe de phénomènes sur lequel la volonté consciente du sujet n'avait plus de prise.

Cette supposition trouvait sa justification dans quelques tentatives de traitement : tous les procédés qui modifiaient cette forme anormale de mémoire modifiaient également les accidents hystériques. Quand on pouvait amener le sujet à exprimer ses souvenirs, même pendant la veille, il cessait de présenter les délires et les troubles relatifs à ces mêmes souvenirs.

Ces observations et ces traitements heureux m'avaient amené à formuler quelques conseils à propos du « traitement psychologique de l'hystérie ». Quand un malade présentait certains accidents qui pouvaient être en rapport avec des souvenirs trauma­tiques, il était bon d'encourager les malades à exprimer nettement les souvenirs de différentes époques de leur vie et quand les gestes, les attitudes, les troubles, les réticences nous faisait soupçonner une lacune, il fallait rechercher si les rêves, les somnambulismes, les écritures automatiques ne mettraient pas au jour d'autres souve­nirs plus cachés. Mais il ne s'agissait dans ma pensée que de certains cas particuliers et, tout en conseillant la recherche des souvenirs subconscients dans ces cas, je pensais qu'il fallait prendre des précautions pour ne pas découvrir de tels souvenirs quand ils n'existaient pas et je donnais quelques règles de diagnostic prudent.

A cette époque, un médecin étranger, M. le Dr S. Freud (de Vienne), vint à la Salpêtrière et s'intéressa à ces études ; il constata la réalité des faits et publia de nouvelles observations du même genre. Dans ces publications il modifia d'abord les termes dont je me servais, il appela psycho-analyse ce que j'avais appelé analyse psychologique, il nomma complexus ce que j'avais nommé système psychologique pour désigner cet ensemble de faits de conscience et de mouvements, soit des mem­bres, soit des viscères, qui reste associé pour constituer le souvenir traumatique, il considéra comme un refoulement ce que je rapportais à un rétrécissement de la conscience, il baptisa du nom de catharsis ce que je désignais comme une dissocia­tion psychologique ou comme une désinfection morale. Mais surtout il transforma une observation clinique et un procédé thérapeutique à indications précises et limitées en un énorme système de philosophie médicale.

Tous les troubles névropathiques dépendent, dans ce système, de quelque souve­nir traumatique dissimulé dans la subconscience, et tout traitement exige la recherche de ces réminiscences. La méthode de la libre association qui permet cette recherche, consiste à inviter le malade à s'étendre, à oublier que le médecin est derrière lui, à se laisser aller à toutes les rêveries qui viennent spontanément dans son esprit, et à les exprimer comme s'il était seul. « Il doit ne se laisser arrêter par aucune pensée inat­tendue, ni par une image ou une parole drôle, baroque, inconvenante ; il doit bannir toute retenue et livrer son imagination passive au cours des idées et des images... Le médecin doit observer son sujet avec la plus scrupuleuse attention, tenir compte non seulement des idées exprimées, mais encore des détails infimes qu'il peut surprendre, hésitations, gênes, lapsus, soupirs, gestes, expressions de physionomie [7]... » Le médecin doit ajouter aux résultats de ces observations des rêveries tous les souvenirs des rêves que le malade peut retrouver, tous les souvenirs que le malade a conservés de sa première enfance.

Ensuite tous ces détails doivent être interprétés de manière à retrouver derrière eux le souvenir plus ou moins dissimulé d'un événement émotionnant. Il s'agit tou­jours d'une émotion, d'une tendance, d'un désir qui ont été éveillés un moment par les circonstances, puis qui ont été refoulés dans le subconscient par un effort de la volonté morale. Ce refoulement qui est fondamental dans cette doctrine a transformé la tendance primitive, l'a rendue subconsciente ou inintelligible et l'a contrainte à se présenter sous la forme de rêves bizarres ou d'accidents névropathiques mystérieux.

Les souvenirs traumatiques que l'on retrouve de cette manière ont toujours un même contenu : il s'agit toujours de souvenirs traumatiques relatifs à des aventures sexuelles ou, si l'on préfère, de souvenirs traumatiques à contenu sexuel. Au lieu de constater avec tous les observateurs précédents que l'on trouve des souvenirs de ce genre chez quelques névropathes, la psycho-analyse affirme et c'est là son originalité que l'on trouve de tels souvenirs chez tous les névropathes sans exception. Sans de telles aventures transformées en souvenirs traumatiques il n'y a pas de névroses. Si on ne les constate pas facilement chez tous les malades, c'est que l'on n'a pas su les faire avouer au malade ou que l'on n'a pas su les découvrir au travers de ses réticences. Les interprétations les plus bizarres et quelquefois les plus extravagantes des attitudes, des paroles et surtout des rêves, n'ont pas d'autre objet que de découvrir à tout prix dans la subconscience des souvenirs impressionnants de ce genre.

Les critiques ont été souvent étonnés de ces singulières doctrines de « la Pansexualité » qui sont sorties de quelques analyses médicales. Cette importance accordée aux événements sexuels résulte logiquement, si je ne me trompe, du caractère des premières études de M. Freud

comme nous l'avons vu, cet auteur a essayé de transformer d'une manière originale les conceptions de l'analyse psychologique sur les souvenirs traumatiques et sur la subconscience en les généralisant démesurément. Quand on est décidé à retrouver chez tous les névropathes un souvenir d'une aventure émotionnante, capable de bouleverser la conscience, quand on admet a priori que ce souvenir sera toujours plus ou moins refoulé, dissimulé sous des symboles et des métaphores et qu'il ne sera exposé par le malade qu'avec des réticences et des efforts, on arrive à peu près forcément à la découverte de secrets d'alcôve. Dans notre civilisation les événements qui ont le plus souvent déterminé des émotions petites ou grandes, les faits dont les hommes et les femmes n'aiment pas d'ordinaire à parier librement, qu'ils expriment par des allusions, avec des mots latins qui bravent l'honnêteté, ce sont toujours les aventures de la vie sexuelle. La manière dont M. Freud avait compris le souvenir traumatique et les idées fixes subconscientes l'a conduit à donner cette grande importance à des aventures sexuelles racontées à demi mot. Il ne faut pas être surpris s'il a apporté dans cette étude sa méthode d'interprétation ingénieuse et de généralisa­tion hardie.

Quoi qu'il en soit, cette interprétation sexuelle des troubles nerveux devient le fondement de toute la pathologie : les diverses névroses et même les maladies menta­les, comme la démence précoce, ont toutes une origine sexuelle, elles prennent des formes différentes suivant la nature du processus sexuel dans la première enfance. Cette conception s'étend bientôt démesurément: tous les faits de la psychologie normale doivent s'expliquer de la même manière, car toute la psychologie repose sur une conception agrandie de l'instinct sexuel. Cette même interprétation doit s'appli­quer au diagnostic judiciaire, à la psychologie religieuse, à la littérature, à la pédago­gie, à l'esthétique, etc. La psycho-analyse devient, comme le disaient MM. Régis et Hesnard, « un vaste système d'explication de la plupart des formes de l'activité psy­chique humaine par l'analyse des tendances affectives considérées pour la plupart comme dérivées de l'instinct sexuel [8] ».

Cette doctrine étrange, paradoxale, mais qui n'est pas sans grandeur, a été édifiée peu à peu par le professeur S. Freud dans une série d'ouvrages publiés depuis 1,893 ; mais surtout elle a été développée de toutes manières par de très nombreux élèves parmi lesquels je citerai Ricklin, Ferencsi, Adler, Gross, Jones, Rank, Stekel, Bleuler, Jung, Maeder qui ont fondé de nombreuses revues de psycho-analyse. Sans doute tous ces disciples n'adoptent pas absolument les idées du maître et déjà plusieurs directions différentes préparent des schismes inévitables. Mais néanmoins la psycho-analyse s'est répandue non seulement en Autriche, mais aussi en Suisse, en Angleterre et dans les États-Unis d'Amérique. Elle détermine aujourd'hui un grand mouvement psychologique et médical tout à fait analogue à celui qui a envahi tous les pays à l'époque de l'apogée de l'hypnotisme.

Il est intéressant de remarquer qu'il s'agit encore d'une méthode psychothérapique dont les racines plongent dans le magnétisme animal français. La psycho-analyse est aujourd'hui la dernière incarnation de ces pratiques à la fois magiques et psycholo­giques qui caractérisaient le magnétisme : elle en conserve les caractères, l'imagina­tion et l'absence de critique, l'ambition envahissante, l'allure épidémique, la lutte contre la science officielle. Il est probable qu'elle connaîtra aussi les appréciations injustes et le déclin ; mais comme le magnétisme et l'hypnotisme, elle aura joué un grand rôle et donné une impulsion utile aux études psychologiques.

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