La médecine psychologique

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2. - Les dépenses de l'esprit

Cette interprétation des troubles nerveux par un épuisement des forces qui inter­viennent dans les actes psychologiques est souvent compliquée par des malentendus. Le plus grave provient des deux langages différents qui sont employés successive­ment ou simultanément quand on parle des troubles de la conduite. Tantôt on emploie l'ancien langage psychologique et on dit: le malade est triste et inquiet, il. s'effraye de toute action à accomplir, le moindre effort lui paraît une montagne à soulever, il n'a plus ni résolution, ni choix, il n'a plus de volonté, il est un aboulique. Ce langage d'ailleurs fort vague, semble avoir une signification morale et impliquer une certaine nuance de reproche : il laisse entendre que le malade, s'il le voulait bien, pourrait être autrement. Quand on emploie le langage physiologique ou pseudo-physiologique, on dit :  « les fonctions qui président à la formation de la force nerveuse sont altérées, il y a diminution de la sécrétion de l'influx nerveux, ce malade a une faiblesse nerveuse, il est un asthénique. » Ce langage semble admettre qu'il y a là une lésion physique indépendante de l'esprit et que le malade n'y peut rien. Aussi les malades aiment-ils beaucoup mieux la seconde expression que la première.

En réalité ce ne sont là que des jeux de mots : la diminution de la volonté, c'est-à-dire la diminution d'une fonction supérieure qui demande de la force sous une grande tension ne peut pas exister sans une altération dans la tension nerveuse et probable­ment aussi dans la quantité des forces. Inversement, il ne peut y avoir faiblesse des fonctions nerveuses sans trouble des actions psychologiques qui les manifestent et sans altération de la volonté supérieure. D'ailleurs ces troubles nerveux ne peuvent aujourd'hui être constatés directement, ils ne sont connus que par l'interprétation du trouble des actions ; toutes ces expressions pseudo-physiologiques ne sont que des traductions mal faites des observations psychologiques. Nous retrouvons ici la même mauvaise plaisanterie qui a joué autrefois un certain rôle à propos des théories de l'hystérie. On faisait alors à peu de frais une théorie physiologique de l'hystérie en disant : « le centre de la mémoire est engourdi » au lieu de dire : « cette malade présente des oublis ». En réalité ces termes empruntés au langage de la conscience ou ces termes empruntés au langage de la physiologie sont à peu près équivalents et il serait bon de supprimer le malentendu en les supprimant les uns et les autres. On arrivera à décrire les troubles mentaux uniquement en termes d'action et de conduite. La psychologie du comportement si utile dans l'étude des animaux doit être appliquée également à l'homme en exprimant même les phénomènes psychologiques supérieurs en termes de conduite.

Une autre difficulté provient de la complexité des conduites humaines : les trou­bles qui portent sur la puissance, le nombre, la durée des actions se rattachent assez bien à la notion de quantité et peuvent être décrits comme des diminutions de la force psychologique, comme des asthénies proprement dites. Les troubles qui portent sur la perfection psychologique des actions, qui suppriment les opérations supérieures en laissant leur force aux inférieures éveillent l'idée d'un trouble dans la tension psycho­logique. Mais il est aujourd'hui bien difficile d'abord de diagnostiquer nettement ces deux catégories de troubles et ensuite d'indiquer les lois qui règlent les relations de la quantité et de la tension psychologiques. Ce sont ces difficultés et ces malentendus qui ont retardé l'étude d'un problème capital, celui du budget de l'esprit, l'étude des dépenses et des recettes psychologiques et de leur équilibre.

Un point qui serait très important pour l'étude des psychopathies serait de con­naître exactement quelles sont les actions qui épuisent. Quand il s'agit de l'éco­nomie domestique nous savons très bien quelles sont les denrées chères et les denrées bon marché, quelles sont les opérations coûteuses et celles qui sont à bas prix ; et nous pouvons facilement établir le budget de notre ménage. Nous sommes au con­traire tout à fait incapables d'établir le budget de notre activité mentale parce que nous n'avons que des notions très vagues sur le coût de telle ou telle action. D'ordi­naire cela n'a pas de grands inconvénients parce que les hommes bien portants ont presque toujours des forces morales surabondantes pour leurs petites dépenses. Mais chez des malades peu fortunés qui ont besoin de compter dans leurs actions cette question devient capitale. Déjerine avait raison de dire que les actes qui s'accompa­gnent d'émotion sont les plus déprimants. Ce n'est pas parce que l'émotion est une cause de dépression, elle est elle-même la dépression, c'est parce que ce sont là des actions difficiles et coûteuses qui chez les Lins déterminent cette dépression rapide au cours même de l'acte qui est l'émotion et chez les autres cette dépression plus tardive après l'acte qui est appelée la fatigue. La question revient toujours au même point : quelles sont les actions qui chez le névropathe déterminent une dépression plus grande ?

En général il est très difficile de le savoir, car nous ne connaissons pas assez l'état mental de chaque malade, ses acquisitions antérieures qui rendent telle ou telle opération plus ou moins habituelle, les dispositions dans lesquelles il se met pour faire un acte. Nous pouvons seulement discerner quelques indications. Le premier point, le plus facile à mettre en évidence c'est qu'il y a des circonstances de la vie, toujours les mêmes, qui proposent aux générations successives les mêmes problèmes, qui demandent des actes difficiles et qui sont pour d'innombrables personnes des occasions de chute et de maladies mentales. Ce n'est pas sans raison que l'on a pu imaginer quelquefois la maladie de la première communion, la maladie des fiançail­les, la maladie du voyage de noces, ou la maladie des belles-mères. Le médecin ne doit pas considérer comme au-dessous de sa dignité l'étude de ces circonstances et leur énumération que je ne puis faire ici que d'une façon grossière sera plus tard, j'en suis sûr, l'objet d'études précises et de classifications raisonnées.

J'ai essayé d'énumérer les événements de la vie qui ont été l'occasion de troubles névropathiques chez un grand nombre de malades [15]. J'ai étudié à ce propos les pre­mières communions, les exercices qui déterminent des émotions religieuses, l'entrée dans la vie sociale, les salons, les écoles, les examens : « Ma fatigue a commencé à propos des actes difficiles, des croyances religieuses et morales que j'hésitais à conserver ou à supprimer... C'est si fatigant de réfléchir à la vie, à sa carrière, au monde que l'on doit voir et que l'on déteste... j'ai si peur de penser ! » Une autre malade, me disait : « C'est à 17 ans que je me suis aperçue que je pensais et cela m'a été si douloureux que j'aurais voulu ne jamais continuer ». Le passage de l'enfance à la jeunesse n'exige pas seulement des dépenses de force physique pour l'organisation nouvelle du corps et la préparation des fonctions de reproduction, il demande encore de grandes et difficiles adaptations morales. C'est l'époque où se posent simultané­ment et quelquefois brutalement, tous les problèmes de la vie, problèmes de l'amour, de la fortune, du métier, de la société, de la religion et c'est à la suite des efforts pour les résoudre que se présente cette « peur de la vie » si fréquente au début des maladies mentales chez les jeunes gens.

Les changements de vie, les voyages, l'organisation même des vacances sont sou­vent des causes d'épuisement. Le travail, le métier nécessaire pour gagner sa vie exige chez presque tous une grande dépense de force. La vie de famille, l'adaptation réci­proque des personnes qui vivent ensemble dans une même maison est analogue aux adaptations professionnelles et je crois que cette adaptation et ses insuffisances sont de la plus grande importance en médecine mentale.

Les difficultés et les dépenses sont bien plus graves quand il y a un changement quelconque dans la vie ordinaire. A plus forte raison, les dangers, les luttes de toute espèce dans la famille, dans le milieu professionnel amènent-ils les bouleversements les plus graves. La mort des parents est l'occasion de bien des maladies de l'esprit. Cette mort en effet, transforme le milieu dans lequel le sujet vivait, elle exige impé­rieusement de nouvelles adaptations et ce sont les désordres que ce travail détermine que nous appelons « l'émotion de la mort des parents ».

Les amours, les fiançailles, les mariages exigent des actes particuliers qui ajoutent leurs dépenses aux précédentes. Il ne s'agit pas seulement de l'acte génital, il faut tenir compte aussi d'un acte d'adaptation à la vie de ménage que l'on n'a pas l'habitude d'étudier suffisamment et qui est aussi important que le premier. L'effort d'adaptation au caractère du conjoint, l'organisation d'un certain degré d'intimité et la fatigue qui en résulte me paraît être le point de départ de ces troubles aussi fréquents que singu­liers que l'on observe si souvent dans les débuts de la vie de ménage chez les jeunes mariés.

Si les unions rendent malade, il ne faut pas croire que les séparations aient lieu sans accidents. Les infidélités, les partages d'affection, les amours secrètes amènent bien des complications, des difficultés, des hésitations et à leur suite bien des troubles nerveux.

L'éducation des enfants est une grande source d'efforts, d'émotions et de fatigues. Les enfants une fois mariés, le calme ne revient pas forcément, car les parents se trouvent isolés, ce qui détermine un changement et demande encore une adaptation pénible. La cessation du travail, la retraite propose des problèmes du même genre et nous nous trouvons enfin en face de toutes les dépressions de la vieillesse. Ces dépressions tiennent à bien des causes ; mais plus souvent qu'on ne le croit, elles se rattachent encore à des difficultés de la vie et de l'action : « Je ne sais pas plus être vieux que je n'ai su être jeune », disait un excellent vieillard qui toute sa vie avait souffert de la timidité et de la dépression mentale. C'est ainsi qu'à toutes les étapes du chemin de la vie se présentent des pentes à gravir et qu'à chaque montée pénible la voiture accroche et que se manifestent les insuffisances et les défaillances du pauvre voyageur.

Dans tous les cas les épuisements ne sont pas simplement le résultat des grandes dépenses de mouvements. Les mouvements simples, même quand ils sont répétés, déterminent rarement des épuisements et les déprimés n'ont pas toujours perdu la force physique des mouvements. Nous trouverons plutôt le point de départ de ces épuisements en considérant le travail d'adaptation et la nature des actes qui sont demandés au sujet par la situation nouvelle dans laquelle il est placé.

La complexité des situations intervient plus souvent qu'on ne le pense, on le note même dans de petits détails. Bien des névropathes épuisés peuvent suivre une conver­sation, s'ils sont seuls avec l'interlocuteur ; ils sont troublés et deviennent malades s'il y a plusieurs personnes présentes qui parlent à la fois. D'autres ne peuvent parler pendant qu'ils mangent ou pendant qu'ils marchent : ils sont troublés par une voiture qui passe pendant qu'ils marchent, par le plus petit événement qui complique leur action.

Un autre fait qui joue un rôle important c'est la rapidité de l'action : les déména­gements, les pertes d'argent, les changements de situation sont d'autant plus dange­reux qu'ils sont plus rapides. Mais pourquoi un acte rapide détermine-t-il de l'épuisement plutôt qu'un acte lent ? N'est-il pas le même ? Il est probable que non puisque les résultats sont si différents. Quand une circonstance à laquelle nous sommes accoutumés à répondre par une réaction appropriée mais lente, se présente de telle manière qu'elle exige une réaction rapide, nous ne pouvons plus utiliser la tendance habituelle, nous sommes forcés de recourir à des mesures exceptionnelles, c'est-à-dire à des tendances moins organisées, ce qui augmente tout de suite la défense de force. Il est bien probable que cette réaction inaccoutumée et plus rapide demandera une plus grande tension, ce qui est toujours très coûteux au moins au début. Mais il peut arriver aussi que nous ne trouvions pas en nous-mêmes déjà organisée une réaction appropriée à cette circonstance et plus rapide. Nous allons être forcés d'improviser, de recourir à la tendance primitive, à l'agitation qui essaye des mouvements de tous les côtés afin d'arriver par hasard au mouvement utile. Ce sera l'émotion, le trouble, le désordre, qui se produit quand on est trop pressé : ce procédé élémentaire et grossier est complètement ruineux.

Ce qui me semble jouer le rôle le plus considérable, c'est la durée, la prolongation de l'action, c'est ce qui fait le danger d'une action particulièrement importante, l'atten­te. L'attente est en effet d'une action prolongée : pour attendre il faut maintenir en état de préparation d'érection une certaine tendance et il faut en même temps inhiber l'activation de cette tendance, car l'acte ne peut pas encore être exécuté complète­ment. Ce travail est toujours complexe, difficile. Je ne serais pas éloigné de dire qu'une action prolongée, de longue portée dans l'avenir est nécessairement une action supérieure de haute tension. La tension psychologique est en rapport avec le temps et la portée dans l'avenir ; demander une action de longue durée, c'est exiger un acte élevé et coûteux.

Qu'il s'agisse de complexité, de rapidité, de durée, nous voyons toujours que la difficulté principale de l'action consiste dans l'activation des tendances supérieures. Il est facile de voir dans nos observations que ce sont en effet des actes de ce genre qui ont présenté des difficultés et des dangers. Les pratiques religieuses, les études, les métiers, les fiançailles posent des problèmes de volonté et de croyance. Il s'agit toujours de décider aussi bien dans le commerce que dans le commandement des hommes ou dans le mariage. Les circonstances où l'on est forcé de choisir entre deux conduites opposées, la pratique ou l'abstention, le « oui » ou le « non » des fiançail­les, le mari ou l'amant sont particulièrement typiques. Le sentiment de la responsa­bilité n'est pas autre chose que la représentation vive des motifs quand ceux-ci impliquent des conséquences graves de l'action. Toutes ces circonstances réclament et éveillent le fonctionnement de l'assentiment réfléchi qui est justement une de ces opérations supérieures.

Il n'en est pas moins -assez bizarre de voir des actes excellents en eux-mêmes, ces décisions, ces travaux, amener l'épuisement. Les actes de haute tension ne sont pas d'ordinaire des actes épuisants, ils ont au contraire pour objet de réduire nos dépenses et de produire des bénéfices. Une décision définitive simplifie la conduite pour l'avenir et nous permet d'agir plus tard à moins de frais. L'acquisition par le travail d'une fortune ou d'une science facilite bien des conduites ultérieures avantageuses. Tout cela est vrai, mais les bénéfices de tels actes sont surtout des bénéfices ultérieurs qui ne suppriment pas la grande dépense actuelle. Il en est de tels actes comme de l'achat d'une machine ou de l'acquisition d'une bonne valeur de bourse : il y aura plus tard des économies et des plus-values, mais il y a pour le moment une grosse dépen­se. Il y a des bourses qui ne peuvent pas supporter même un excellent place­ment sans être tout à fait vidées. Il y a des esprits qui ne sont pas capables de supporter une action excellente en elle-même et très avantageuse pour l'avenir, mais qui exige une trop grosse dépense.

Il y a lieu également de faire une autre réflexion : ces malades sont loin de réussir à accomplir complètement ces actes de haute tension. Ils les commencent seulement et s'arrêtent avant de les avoir terminés, puis ils recommencent de la même manière, indéfiniment accrochés au même problème. Nous avons vu bien des observations de ces ruminations qui cherchent un assentiment réfléchi sans y parvenir jamais, de ces travaux herculéens qui poussent contre un mur sans aboutir à rien.

Le problème de la dépense psychologique, du coût de l'action sera plus tard un problème capital de la psychologie et de la psychiatrie : aujourd'hui il est à peine soupçonné. D'ordinaire on croit répondre facilement en parlant de la quantité psycho­logique des actes, de la force des mouvements, de la complexité, de la vitesse, de la durée des mouvements et en disant que les actes qui comportent des mouvements forts, nombreux, rapides, prolongés, sont les actes qui fatiguent. Cela est peut-être vrai au moins en partie pour la fatigue normale, mais cela est tout à fait insuffisant pour la fatigue pathologique, la dépression. A côté de ces caractères qui tiennent à la quantité psychologique il faut ajouter ceux qui dépendent de l'élévation hiérarchique des actes, de leur tension psychologique et il faut bien comprendre que l'accomplisse­ment des actes élevés, appartenant à la série de la réflexion, du travail, qu'ils soient accomplis complètement ou incomplètement est capable bien plus encore que celui des actions précédentes de déterminer des épuisements et des dépressions.

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