4. - L'économie
par l'isolement
De nombreuses méthodes de morale et de thérapeutique
ont utilisé l'isolement plus ou moins complet et ont cherché à retirer
de son milieu social l'individu que l'on voulait transformer ou guérir. On
obtenait ainsi des succès réels, mais sans se rendre bien compte de la
manière dont on agissait et sans bien comprendre le mécanisme de la
thérapeutique que l'on employait.
Les sujets disait-on, sont devenus malades parce
qu'ils trouvaient dans leur milieu de fâcheux exemples de troubles
névropathiques. Le milieu où ils vivaient était moralement malsain, car
beaucoup de troubles moraux sont contagieux comme on l'a bien vu dans les
épidémies de chorée, de folie démoniaque qui ont été si graves autrefois. Les
défenseurs des traitements par l'isolement disaient encore que les malades en
changeant de milieu échappaient à des admirations exagérées ou à
des pitiés trop indulgentes, qu'un changement de milieu facilitait beaucoup les
changements de conduite, que l'isolement devenait une sorte de punition et
excitait aux efforts salutaires, qu'il facilitait l'hygiène et le
traitement physique des malades, etc. Tout cela est juste et l'on pourrait
encore énumérer bien d'autres avantages du même genre, mais, à mon
avis, ce n'est pas l'essentiel.
Toutes mes études sur les maladies nerveuses, sur les
conditions de leur développement ont mis en lumière un fait qui me
semble important. Les actes que l'homme doit exécuter en société, dans ses
relations avec les personnes qui l'entourent immédiatement constituent la
partie la plus considérable de sa vie. C'est dans cette vie sociale qu'il est
obligé de dépenser la plus grande partie de ses forces et, plus souvent qu'on
ne le croit, ce sont ces relations sociales de tous les jours avec les membres
de sa famille, ses proches, ses amis, qui sont trop coûteuses pour lui et
qui déterminent sa ruine psychologique.
Pour mettre ce fait en lumière j'ai essayé
d'étudier un cas particulier où l'on voit bien combien coûte un
acte social : j'ai examiné non seulement la conduite sociale du névropathe
mais encore l'influence que cette conduite exerce sur les personnes de son
entourage immédiat. Rappelons les traits essentiels de cette conduite qui sont
les mêmes dans la plupart des névroses et qui sont souvent bien
manifestes avant que l'état névropathique ait été diagnostiqué et reconnu comme
maladif. La volonté réfléchie du névropathe est toujours diminuée, si on ne
laisse pas égarer par les apparences que prennent les agitations et les
entêtements ; les malades ne peuvent accomplir aucun travail qui
demande de la patience et de l'effort, ils ne savent pas plus commencer que
finir, ils s'agitent, s'entêtent et se troublent quand il s'agit
d'accomplir réellement les actions qui leur répugnent tellement. Ils sont
particulièrement incapables d'accomplir correctement ces deux groupes
d'actions qui jouent un si grand rôle dans la vie sociale, les actes de
commandement et les actes d'affection. Ils ne savent pas envisager les
situations nouvelles, affirmer une décision, prendre les responsabilités, ce
qui serait nécessaire dans des commandements réellement utiles, ils ont au fond
peur de la lutte qu'il faudrait consentir à affronter pour obtenir une
obéissance réelle. Ces malades parlent tout le temps de leurs affections, ils
ont même souvent la manie d'aimer, mais il ne faut pas se laisser prendre
par les apparences : ils sont en réalité fort incapables d'aimer
réellement.
A la place de ces actions normales et difficiles
qu'ils ne savent pas faire, les névropathes font d'autres actions qui leur sont
assez particulières ; ils prennent beaucoup de précautions pour ne
pas agir, pour ne pas être entraînés dans l'action qui leur est
coûteuse, ils contiennent leurs désirs, ils évitent d'avoir des
goûts particuliers, ils cultivent presque tous une sorte d'ascétisme qui
n'est qu'une forme de la paresse, ils aiment à se cacher, à
dissimuler leurs sentiments. Quand ils comprennent que malgré leurs efforts
l'action des autres va les atteindre, ils résistent en refusant de s'associer
à l'action d'autrui et ils font tous leurs efforts pour arrêter,
pour empêcher les autres de faire quelque chose autour d'eux. Dans
d'autres cas quand ils ne s'opposent pas à l'action d'autrui, ils
veulent s'y mêler, y participer de quelque manière pour la contenir,
la surveiller et aussi pour s'assurer à peu de frais les bénéfices de
l'action : de là les manies de l'aide, de la collaboration et
surtout les manies de l'autoritarisme.
Il est étrange de voir des personnes qui sont au fond
incapables d'exercer une autorité véritable et utile présenter si souvent la manie
de l'autoritarisme. Il s'agit d'individus qui commandent perpétuellement aux
personnes qui les entourent une foule d'actes pour lesquels le commandement est
parfaitement inutile. Ces actes n'ont aucune importance, ils auraient pu
être effectués autrement sans aucun inconvénient, le plus souvent
même ils auraient été effectués de la même manière si les
personnes avaient été laissées libres d'agir à leur guise. Mais les
autoritaires ne peuvent tolérer que des actes quelconques soient exécutés
autour d'eux sans qu'ils les aient commandés. D'un côté la constatation de
cette obéissance perpétuelle les rassure car ils peuvent ainsi modifier la
conduite des autres et éviter les changements de milieu qu'ils redoutent, de
l'autre elle leur donne un sentiment de réconfort quand ils peuvent vérifier
à chaque instant que toutes ces personnes sont à leur disposition
et par conséquent leur sont inférieures. Les uns exigent avec violence et
menace, les autres avec une douceur gémissante et au nom des égards qu'on leur
doit, mais tous cherchent à supprimer complètement l'indépendance
et l'initiative des personnes qui sont autour d'eux.
Ces besoins d'obéissance, de soins, de flatteries
peuvent souvent être exprimés d'une autre manière : leur
satisfaction n'est pas exigée par des ordres, elle est demandée comme une
manifestation d'affection. Il s'agit alors de ce fameux besoin d'aimer et
d'être aimé qui joue un rôle si considérable dans la conduite des
névropathes. Ce qu'ils appellent « être aimés » c'est d'abord
ne jamais être attaqués ni lésés en aucune manière :
« n'est-ce pas horrible de sentir qu'on est en concurrence, en dispute
avec quelqu'un ». Chez d'autres plus nombreux l'individu qui les aime est
un individu qui leur rend une foule de services, qui agit à leur place
dans une foule de circonstances pénibles et leur épargne beaucoup d'efforts et
d'ennuis. Dans un autre groupe les services demandés à l'amant sont d'un
ordre plus délicat et la personne qui les réclame ne se rend pas bien compte
que ce sont des services ; elle est encore plus disposée à les
dissimuler sous ce nom vague de l'amour. Celui qui aime devient celui qui
réconforte, qui remonte, qui excite et qui y parvient quelquefois par
l'excitation génitale, mais le plus souvent au moyen de ces actions sociales
qui ont la propriété d'être excitantes, non pour celui qui les fait, mais
pour celui auquel elles s'adressent. Le type de ces actions est la louange,
l'éloge, la flatterie sous toutes ses formes. Il y a cependant quelque chose de
plus dans leur idée de l'amour, c'est d'abord la certitude que cette personne
remplira son rôle à perpétuité, qu'elle ne changera pas, qu'elle sera
toujours à leur disposition pour les défendre, les consoler, les exciter
et enfin c'est la certitude que ces services innombrables leur seront rendus
indéfiniment sans qu'ils aient jamais à les payer d'une manière
quelconque. C'est cette dernière remarque qui donne l'explication d'une
expression curieuse et fréquente, celle du désir « d'être aimé pour
soi-même ».
Malheureusement tous ces efforts pour dominer, pour se
faire aimer ne réussissent guère et surtout ne réussissent pas à
guérir le malade, à le sortir de sa dépression et trop souvent il est
amené à les compliquer en y ajoutant de nouvelles conduites qui à
leur tour dégénèrent en manies. Au fond de la taquinerie et de la
bouderie qui sont si fréquentes il y a un besoin de vérifier incessamment le
pouvoir que l'on a sur les gens. L'acte « de faire une scène »
est un combat simulé comme la taquinerie est une attaque simulée et la bouderie
une rupture simulée. La jalousie joue dans ces conduites un rôle considérable,
elle se compose d'accaparement vis-à-vis d'un objet ou d'une personne et
d'hostilité vis-à-vis des autres personnes qui seraient capables elles
aussi de rechercher et de posséder cet objet aimé. Dans la concurrence
inévitable un homme normal s'efforce de triompher en s'élevant au-dessus de son
rival. Mais quand un individu se sent faible et qu'il a une peur terrible de
l'effort il n'entend pas la concurrence de cette manière, il veut
triompher non en s'élevant lui-même mais en abaissant son rival. De
là les manies du dénigrement, de la récrimination, de la méchanceté,
toutes les manies, les impulsions, les délires de la haine.
Toutes ces conduites du névropathe déterminent une
réaction chez les assistants et cette réaction est nécessairement une attitude
compliquée et difficile. L'aboulie, l'indécision des névropathes nous obligent
à les remplacer, à faire leur part de travail en plus de celle
que nous avons déjà. Leur incapacité d'aimer réellement, la difficulté
qu'ils éprouvent à accepter définitivement un groupement, une
association finit par être pénible et décourageante. Le trouble et la
gêne qu'ils ont tout le temps dans leurs rapports sociaux sont contagieux :
ils sont embarrassants par leur timidité, car rien n'est aussi difficile et
fatigant que de parler avec un timide. Aucune intimité n'est possible avec eux,
ils prétendent la désirer, mais en fait ils se conduisent comme s'ils la
redoutaient. Ils sont constamment tristes et mécontents et « cela donne
à toute la maison une nuance grise qui est fort pénible ».
Non seulement ils ne font rien, mais ils cherchent
sans cesse à gêner notre action. Dans d'autres cas ils consentent
à nous laisser faire l'action, mais à la condition de s'en
mêler en donnant des ordres, des conseils, en ajoutant à l'action
des détails inutiles qui leur permettent de croire qu'ils y sont pour quelque
chose et tout cela rend notre action plus compliquée. Leur manie de surveiller,
de commander, de critiquer, détermine des modifications dans les actes des
assistants, elle transforme tous les actes en des obéissances, ce qui les rend
plus coûteux et en supprime le bénéfice.
Leurs manies de l'amour amènent de nouvelles
exigences : en leur rendant tous les services il faut habilement les
rassurer sur l'avenir et leur garantir qu'on les leur rendra indéfiniment
pendant toute leur vie. Il faut se méfier de toute manifestation irréfléchie de
l'intérêt personnel et leur faire comprendre que l'on n'attend rien d'eux
en retour, qu'on « les aime bien pour eux-mêmes », qu'ils ont
en eux-mêmes par le simple fait qu'ils existent le droit d'être
aimés indéfiniment. Cette manie des droits nous impose en plus une humiliation
perpétuelle, car, si le malade a le pouvoir d'exiger de nous d'innombrables
actions sans avoir lui-même à faire pour nous aucune action, c'est
que nous lui sommes bien inférieurs. C'est bien ainsi d'ailleurs qu'il
l'entend, car il tient beaucoup à noter à chaque instant notre
infériorité, à la faire constater et à la faire accepter. Cette
conduite éveille en nous instinctivement une réaction de défense, les
réclamations perpétuelles du malade au nom de ses droits éveillent
invinciblement la pensée que nous avons aussi des droits qu'il ne respecte
jamais. Il faut résister à cette pensée pour conserver une conduite
élevée moralement, mais psychologiquement bien difficile.
Malgré toutes les précautions et tous les dévouements
on ne peut éviter que le malade ne conçoive des sentiments de doute et de
jalousie, le travail mental devient alors encore plus grand quand il faut
supporter des attaques, des méchancetés de toute espèce. Sans doute ces
attaques sont le plus souvent simulées et inoffensives, la conduite du
névropathe donne l'impression d'un perpétuel mensonge et la conduite qu'il faut
avoir avec lui est aussi compliquée que la conduite vis-à-vis d'un
individu que l'on sait dissimulateur, elle demande une grande attention et une
grande habileté.
Cette conduite difficile et complexe que la présence
du névropathe fait naître chez toutes les personnes de son entourage a toujours
le même résultat : elle est très fatigante et pour reprendre
notre comparaison elle est énormément coûteuse. C'est là le cri
perpétuel de tous ceux qui approchent de telles personnes : « Ma
grand'mère est horriblement fatigante... Ma sœur me fatigue et
m'épuise... Ma femme est fatigante, mon ménage est triste et fatigant. Mon mari
est maladroit, lourd, baroque, tout ce que vous voudrez, mais surtout il est
éreintant... » Être fatigant, c'est nous forcer à faire des
dépenses excessives de force morales que nous ne ferions pas si ces personnes
n'étaient pas autour de nous.
La dépression causée par la présence de ces individus
fatigants et coûteux se manifeste même par des troubles
physiologiques. On peut observer des faiblesses musculaires, des troubles
respiratoires et circulatoires chez quelques-uns quand ils sont en présence des
individus qui les épuisent. La digestion surtout est fréquemment altérée dans
ces milieux moralement malsains. Mais ce sont surtout les troubles moraux qui
apparaissent dans ces conditions. Le plus simple est le sentiment d'antipathie
dont j'ai essayé d'expliquer la formation par le sentiment d'épuisement
psychologique en présence de certaines personnes. Mais il ne faut pas oublier
que le névropathe peut être entouré de personnes dont la tension
psychologique faible s'abaisse facilement. Ces personnes souffrent rapidement
de la conduite compliquée et coûteuse qui leur est imposée et elles ne
tardent pas à présenter les troubles de la dépression psychologique.
Sans doute les névroses et les psychoses ne sont pas
à proprement parler contagieuses comme des maladies infectieuses ;
sans doute l'imitation et la suggestion proprement dite ne jouent dans la
transmission des névroses qu'un faible rôle. Mais cependant il est un fait que
l'on ne doit pas méconnaître, c'est que l'on rencontre très souvent un
grand nombre de névropathes réunis dans la même famille ou dans le
même milieu. On ne peut pas toujours expliquer leur réunion par
l'influence de l'hérédité ; j'ai analysé en particulier 32
observations [20] tout à fait caractéristiques de névroses chez le mari et
chez la femme, ou chez l'amant et la maîtresse vivant ensemble depuis
plusieurs années. Dans tous les cas l'un des conjoints, normal avant la réunion
devenait malade après quelques années de cohabitation avec un individu
atteint de troubles psychasténiques depuis longtemps. Il s'agit, à mon
avis, d'une influence indirecte du malade qui par sa présence rend la vie
sociale plus difficile et plus coûteuse et c'est cette augmentation de
dépenses qui détermine chez l'autre un abaissement pathologique. Que l'on
emploie ou non pour ces cas le mot de « contagion » je ne veux
retenir qu'une chose, c'est que la cohabitation avec certaines personnes est
une condition qui fréquemment détermine et entretient des névroses.
J'ai pris cet exemple de l'influence fâcheuse
qu'exerce un révropathe sur la santé psychologique de son entourage d'abord
Darce que les individus de ce genre sont très nombreux, mais aussi parce
que ce cas est bien démonstratif. Il nous fait bien comprendre ce que c'est
qu'un milieu social, compliqué, fatigant et moralement malsain. J'ai été amené
à décrire bien d'autres groupes constitués d'une manière trop
complexe ou présentant quelque irrégularité qui rend l'organisation du groupe
trop difficile. Il faudra un jour étudier la pathologie des groupes et son
rapport avec la pathologie des individus. Nous ne retenons ici qu'une seule
chose, c'est que souvent la conduite sociale se complique dans un groupe et
devient ruineuse pour ceux de ses membres qui ne présentent pas des ressources
suffisantes.
C'est cette notion qui explique les bons effets de
l'isolement. Beaucoup d'individus l'ont compris instinctivement et le
changement du milieu social les a préservés ou les a guéris d'un trouble grave.
Beaucoup de personnes sentent le danger et arrivent ainsi à s'isoler et
à se préserver de la contagion : « Mon estomac et ma
tête se rétablissent disent-ils, si je quitte la maison pendant un
certain temps. » Les phobies des névropathes peuvent être des
indications à propos de précautions nécessaires : les timidités et
les phobies sociales indiquent quelquefois J'épuisement que causent à
certaines personnes la société et surtout une certaine société et Il n'est pas
mauvais d'en tenir compte. La thérapeutique par l'isolement essaye de répondre
à ces indications ; elle se présente comme une forme de la cure
par le repos, comme un moyen d'obtenir le repos psychologique plus efficace que
le séjour dans un lit. Il est utile de bien comprendre ce principe des
traitements par l'isolement afin de les appliquer d'une manière pratique
et efficace.
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