5. - Les
économies dans les liquidations
Nous retrouvons ce même principe de l'économie
psychologique dans d'autres méthodes psychothérapiques en apparence toutes
différentes. La diminution des dépenses psychologiques explique encore les bons
résultats des traitements que j'ai décrits autrefois comme des «recherches des
souvenirs traumatiques» et qui ont donné naissance à toutes les méthodes
de la psycho-analyse. On peut résumer ces traitements sous le nom de
traitements par la liquidation psychologique et il est facile d'en comprendre
le principe.
Il faut d'abord apprécier l'action nocive de ces
souvenirs traumatiques afin de se rendre compte du service que l'on rend aux
malades en les supprimant ou en les modifiant. Un événement émotionnant est un
événement auquel l'individu mal préparé ne sait pas s'adapter
complètement de manière à supprimer le trouble, le déséquilibre
que cet événement apporte dans sa vie. A défaut d'une réaction précise, bien
organisée d'avance on est obligé de recourir aux anciennes réactions élémentaires
qui fonctionnaient autrefois seules avant l'organisation des tendances supérieures.
Il y a à propos de cet événement inattendu un éveil rapide des tendances
inférieures, la peur, la colère, l'instinct vital. Ces tendances
élémentaires sont caractérisées non seulement par leur faible élévation
psychologique mais aussi par la grande quantité le forces qu'elles mobilisent.
Dès le début d'une réaction qui échoue il y a comme dans le réflexe du
faux pas une grande dépense de forces pour se préparer à toute éventualité
et cette mise en liberté de forces auparavant capitalisées joue un rôle considérable
dans l'émotion.
Ces forces considérables mal employées dérivent de
tous les côtés et déterminent des agitations variées même dans les fonctions
viscérales élémentaires : il y a comme une inondation de force qui
troublent même la respiration et la circulation. Les modifications
vasculaires ne sont pas, comme le disaient Lange et W. James, l'essentiel et le
point de départ de l'émotion, elles jouent simplement un rôle dans la
conscience que l'homme prend de l'émotion, mais elles sont des conséquences de
l'émotion elle-même. Dans les cas les plus simples ces troubles
émotionnels cessent assez rapidement quand la circonstance inattendue qui a
déterminé le désordre des réactions a disparu. Ils laissent souvent à
leur suite un épuisement en rapport avec la dépense excessive des forces,
épuisement qui peut être quelquefois assez grave pour donner naissance
à quelques symptômes de dépression, mais qui tend à se réparer de
lui-même, puisque la cause provocatrice de toutes ces dépenses excessives
n'existe plus.
Malheureusement dans bien des cas les choses sont plus
compliquées : la circonstance provocatrice ne disparaît pas
complètement ou plutôt la réaction désordonnée et insuffisante ne l'a
pas fait disparaître et a laissé le problème sans solution. Pour se
débarrasser de la gêne causée par cet insuccès de l'adaptation
l'homme est obligé de faire de nouvelles actions. Un échec nous met dans une situation
particulière qui réclame une adaptation nouvelle. Nous avons alors
à choisir entre trois conduites différentes : ou bien recommencer
l'acte purement et simplement, ou bien le refaire en le modifiant dans sa
force, dans sa durée ou même dans la combinaison des mouvements, ou
enfin abandonner l'acte, renoncer à la satisfaction qu'il devrait
procurer. Cette dernière résolution est extrêmement importante,
c'est la résignation avec le sentiment de nécessité, d'impossibilité, c'est
là un acte nouveau très élevé dans la hiérarchie que j'ai
rattaché dans mes cours aux tendances relatives au travail et à la
causalité. Quand un individu est un peu débile constitutionnellement ou quand
il est un peu déprimé par des épuisements antérieurs, il devient incapable de
cet acte difficile : une des remarques les plus curieuses que j'ai faites
sur le caractère des déprimés est celle de leur incapacité à
comprendre l'impossible et à se résigner. Ces mêmes personnes ont
également beaucoup de peine à recourir à la seconde conduite qui
consisterait dans une modification de leur action, car cela demanderait de
l'invention et de l'initiative, ce qui est également difficile. Beaucoup de ces
individus sont presque toujours amenés à adopter la première
conduite, la plus simple, celle qui est la plus ancienne et qui exige le moins
de tension et ils recommencent l'acte tel qu'ils l'avaient déjà fait.
C'est là une des conduites les plus banales
dans tous les affaiblissements de l'esprit même légers. Elle donne
naissance au phénomène que j'ai appelé d'après le mot d'un de mes
malades, « le symptôme de l'accrochage », elle joue un rôle
considérable dans nombre de manies, d'obsessions, d'impulsions. Cette conduite
est particulièrement fréquente chez les individus qui ont une faible
tension psychologique. Ces malades n'arrivent pas facilement à la partie
terminale de l'acte, à la conclusion qui est caractérisée par une
conduite spéciale, la conduite du triomphe. Cet arrêt de l'acte par le
triomphe, opposé à l'arrêt de l'acte par la fatigue est bien
visible dans la joie qui couronne l'acte réussi, mais il intervient également
à la fin des actes qui ont échoué et il constitue la satisfaction de la
liquidation qui facilite la résignation. Les personnes dont je parle ne savent
pas conclure ni triompher, mais elles cherchent indéfiniment à obtenir
la joie de cette conclusion. Aussi sont-elles disposées à répéter
indéfiniment la même action insuffisante et incomplète et on peut
dire que beaucoup d'entre elles passent leur vie indéfiniment contre un mur.
Cette répétition indéfinie de l'action émotionnante
déjà coûteuse par elle-même augmente la dépense dans des
proportions énormes et détermine un épuisement de plus en plus grand. Sous
l'influence de cet épuisement l'acte qui était déjà insuffisant et
maladroit dès le début devient inadapté et même anormal : il
se dégrade et prend une forme plus basse dans la hiérarchie des actes. Il perd
les caractères qui appartenaient au niveau de l'activité réfléchie, il
n'est plus coordonné avec les autres actions, il ne fait plus partie de ce
récit de notre vie que nous construisons incessamment dans la mémoire, il n'est
plus correctement assimilé à notre personnalité. En un mot il prend peu
à peu ces aspects étranges d'acte automatique, inspiré par quelque puissance
occulte, d'acte irréel, accompli en rêve, ou d'acte subconscient. On
observe tous les intermédiaires entre l'acte simplement émotionnant qui se
répète consciemment dans l'accrochage et l'acte véritablement
subconscient qui continue indéfiniment à l'insu de la conscience et de
la mémoire.
L'individu qui conserve l'idée fixe d'un événement n'a
donc pas précisément un souvenir à propos de cet événement, c'est pour
la clarté du langage que nous avons parlé d'un souvenir traumatique. Le sujet
est souvent incapable de faire à propos de l'événement le discours que
nous appelons un souvenir ; mais il reste en présence d'une situation
difficile dont il n'a pas su se tirer à son honneur, à laquelle
il n'a pas pu s'adapter entièrement et il continue à faire des
efforts pour s'y adapter. La répétition de cette situation, ces efforts
continuels déterminent une fatigue, un épuisement qui jouent un rôle
considérable dans les névroses. Un exemple emprunté à la vie normale ou
presque normale fera comprendre le mécanisme de cet épuisement. Je viens de
recevoir une lettre désagréable qui exige une réponse assez difficile et
pénible à écrire. Je pense à faire cette réponse et je la compose
presque complètement dans mon imagination, mais je n'ai pas le courage
de la rédiger immédiatement et je laisse la lettre reçue sur mon bureau.
Dorénavant il m'est impossible de m'asseoir à cette table, de passer
devant elle, d'entrer même dans la chambre sans voir cette lettre, sans
deviner sa présence et sans recommencer cent fois l'effort de combiner la
réponse. Cette réponse au début aurait été écrite en dix minutes ; si
j'additionne tous les moments dépensés pour la combiner en imagination, toutes
les tentatives infructueuses et toutes les émotions qui en sont résultées j'ai dépensé
à ne pas faire cette réponse des heures de travail pénible et il ne sera
pas surprenant qu'après quelques jours je me déclare très fatigué
par cette maudite lettre que je n'ai pas faite. En réalité la maladie causée
par la réminiscence traumatique n'est pas une chose nouvelle pour nous, c'est
un phénomène tout à fait analogue à l'épuisement que nous
avons constaté chez les individus placés dans une situation trop complexe, trop
difficile pour eux, dans laquelle ils se débattent indéfiniment.
Tous ces malades semblent arrêtés dans
l'évolution de la vie, ils sont « accrochés » à un obstacle
qu'ils n'arrivent pas à franchir. L'événement que nous appelons
traumatique a créé une situation à laquelle il faut réagir,
c'est-à-dire à laquelle il faut s'adapter par des modifications
du monde extérieur et de nous-mêmes. Or ce qui caractérise tous ces
malades « accrochés » c'est qu'ils n'ont pas liquidé la situation
difficile. L'une ne se conduit pas comme une jeune fille qui a perdu sa mère,
J'autre ne se conduit pas comme une jeune fille qui reste seule chez ses
parents après le mariage de sa sœur, celle-ci ne se conduit pas
comme une personne qui a échappé à un danger dans la rue et qui est
heureusement rentrée à la maison, celle-là ne se conduit pas
comme une femme qui a refusé un parti et qui a épousé un autre homme. Ce défaut
d'adaptation est le caractère de tous ces malades sans exception et
c'est celui qui détermine la plupart des troubles ainsi que l'épuisement
psychologique.
Dans ces conditions il n'est pas difficile de
comprendre l'action de ces traitements dérivés du Magnétisme animal qui ont
pour principal caractère de rechercher, de mettre au jour et de modifier
ces souvenirs traumatiques. Ces traitements consistaient, comme on l'a vu, en interrogations
systématiques du sujet dans des conditions particulières pour faire
réapparaître aussi nettement que possible les souvenirs relatifs à ces
événements émotionnants, en exercices imposés au sujet pour lui faire reprendre
la conscience de ces souvenirs et la croyance en leur réalité. Dans bien des
cas, ces souvenirs ainsi ramenés à la conscience devenaient
singulièrement inoffensifs et les troubles qu'ils déterminaient
disparaissaient.
Dans d'autres cas, j'ai essayé de mettre en pratique
une idée bien simple qui vient immédiatement à l'esprit dès que
l'on considère ce genre de malades ; ils seraient immédiatement
guéris s'ils oubliaient l'événement. « C'est une grande science, disait
Taine, pour les peuples et pour les individus que de savoir oublier. » C'est
une science que les névropathes ne possèdent guère ou du moins
qu'ils ne savent pas appliquer à propos et ce serait une découverte
précieuse pour la psychiatrie que celle qui nous permettrait de créer l'oubli
à volonté. L'intérêt de cette étude excuse les diverses tentatives
que j'ai faites pour supprimer des souvenirs par la suggestion, pour les
détruire par la dissociation des images ou des paroles qui les constituaient.
Ces procédés se sont montrés intéressants dans le traitement d'une idée fixe curieuse
qui durait depuis vingt ans, l'idée fixe du choléra, dans la dissociation de
certains rêves qui amenaient des incontinences d'urine, dans la guérison
de plusieurs obsessions amoureuses. On trouvera le détail de ces traitements
dans diverses études. Les meilleurs procédés sont ceux qui déterminent
l'assimilation de l'événement émotionnant, qui amènent le sujet à
comprendre par la réflexion, à y réagir correctement, à s'y
résigner. Nous aurons à revenir sur cette question dans le chapitre
suivant à propos des actions excitantes.
Ce sont ces procédés qui ont été repris, développés
quelquefois d'une manière intéressante, exagérés aussi bien souvent, par
l'école de la Psycho-analyse. Celle-ci a eu le tort, à mon avis, de
considérer ces souvenirs traumatiques comme étant toujours de nature sexuelle.
Cela est juste dans certains cas, mais il ne faut pas de parti pris l'affirmer
dans tous les autres et s'exposer ainsi à des investigations indélicates
et quelquefois à des suggestions dangereuses. Mais il n'en est pas moins
juste de reconnaître la part que cette école a prise dans le développement de
ces méthodes thérapeutiques encore peu connues.
Pourquoi cette liquidation d'un événement déjà
ancien a-t-elle une si grande importance ? Parce qu'elle procure à l'esprit
le repos. Après cette liquidation quelquefois pénible et
coûteuse, il est vrai, l'esprit cesse de faire ces efforts d'adaptation
qu'il répétait indéfiniment. Il esse de maintenir mobilisées des forces
considérables. Il n'est pas toujours bon d'avoir à sa disposition des
forces considérables inutilisées : ceux qui ont de grosses sommes d'argent
dont ils ne savent que faire sont exposés à dépenser à tort et
à travers et ne sont pas toujours capables de les mettre de nouveau en
réserve. Dans certains cas la réduction des forces disponibles,
l'affaiblissement même peut être fort utile : l'esprit fera
des économies quand il aura moins de travail à faire pour gouverner,
employer, drainer, mettre en réserve des forces plus réduites. Ces réflexions
rapprochent les traitements par la liquidation des traitements par la décharge
qui sont du même genre [21].
En un mot, certains malades sont amenés à la
ruine parce qu'ils ont constamment une certaine dépense supplémentaire à
côté de leur train de vie ordinaire. Le traitement psychologique n'a pas
d'autre but que de supprimer cette dépense inutile. Comme le malade n'est pas
capable de le faire tout seul, il faut l'amener à liquider cette
ancienne affaire qui le ruine et les revenus restants seront suffisants pour les
dépenses de la vie courante. La plupart des méthodes de traitement
psychologique sont donc bien des méthodes d'économie qui d'une manière
ou d'une autre essayent de conserver et d'augmenter les forces psychologiques
du malade.
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