6. - Les
économies dans les directions
et dans diverses thérapeutiques
Le même mécanisme intervient plus souvent qu'on
ne le croit dans bien d'autres traitements psychologiques. Si les exhortations
de la « Christan science » nous débarrassent, comme le disait Mark
Tkain, de la peur des rhumes de cerveau et des indigestions, elles apportent
déjà à l'esprit un grand soulagement et rendent bien des forces
disponibles pour des actes plus importants.
Les traitements par la suggestion évitent au malade le
choix de l'acte à effectuer et le travail de la résolution réfléchie,
opérations qui sont coûteuses. Les sujets eux-mêmes s'en rendent
compte : ils savent très bien qu'ils sont incapables de faire
certains actes volontairement ou bien qu'ils en troublent l'exécution par une
foule de scrupules, d'efforts inutiles et d'idées fixes et ils souhaitent
eux-mêmes qu'on leur fasse exécuter des actes d'une manière forcée
ou automatique. « Êtes-vous bien décidé à me nourrir par la sonde
si je ne mange pas ? - Parfaitement. - Dans ce cas je suis forcée et c'est
vous qui prenez la responsabilité, j'aime mieux cela. » Et elle mange
correctement. « Dès que j'essaye de manger moi-même, me
disait une autre malade, je sens comme une voix qui me dit : « ne
mange pas ». Dès que cette voix commence, je me butte et il me
faudrait des efforts énormes pour en sortir. Ce que j'aime le mieux c'est de
manger sans y penser et sans réfléchir. »
C'est surtout dans l'influence des directions morales
que l'on observe ces bons effets de l'économie des forces. Il n'est pas
nécessaire d'étudier uniquement les directions proprement médicales pour
constater cette influence : beaucoup de ces sujets ont traversé
accidentellement dans leur vie des périodes où ils ont été soumis
à des directions plus ou moins rigoureuses et il est facile de vérifier
que ces périodes ont été celles où ils se portaient le mieux
physiquement et moralement.
Un détail m'a frappé quand je relevais l'histoire
pathologique des hommes atteints de troubles psychasténiques, c'est que
beaucoup d'entre eux, après avoir présenté des troubles considérables
dans leur première jeunesse avant vingt ans, présentaient une rémission
très nette, une guérison apparente vers l'âge de 21 ans, pendant les années passées au service militaire. Un homme
de 35 ans qui actuellement souffre depuis plusieurs années d'une phobie
bizarre, « la phobie des yeux de sa femme », qui avait eu auparavant
à l'âge de 16 ans l'agoraphobie, puis la phobie de l'isolement, la manie
des présages, etc. remarque lui-même qu'il n'a été réellement tranquille
qu'au régiment à l'âge de 21 ans : « la discipline me
convenait sans doute, car j'ai vécu rassuré à la caserne, sans rien
redouter et je n'ai mérité que des compliments. L'amélioration a même
duré quelque temps après ma libération et je me croyais délivré de mes
sottises, mais bientôt dans la vie libre tout a recommencé. » On pourrait
répéter mot à mot les mêmes remarques à propos de quatorze observations qui nous montrent de même
les effets favorables de la discipline.
Un de ces jeunes gens psychasthéniques en quittant la
caserne s'est réfugié au séminaire et paraît continuer à s'y porter fort
bien. Il est probable que si nous pouvions avoir des renseignements sur la vie
psychologique des couvents nous verrions qu'autrefois beaucoup de névropathes
graves y ont trouvé un refuge et une guérison relative.
De temps en temps, trop rarement malheureusement, il
s'établit dans le monde des sortes d'associations entre le malade et un
individu sain et énergique qui prend la direction et qui maintient dans
l'ordre son associé. C'est ce qui arrive d'ordinaire dans beaucoup de familles
pour les jeunes enfants. Bien souvent l'apparition de la névrose est retardée
par l'influence bienfaisante de l'un des parents ; c'est pour cela que
nous voyons si souvent les troubles éclater après leur mort.
Le même fait se présente aussi assez sou-vent
dans le mariage. Il est vrai que l'union avec un de ces névropathes est souvent
désastreuse : l'individu sain se dégoûte et s'enfuit, ou bien il
s'épuise et devient contaminé à son tour, comme nous l'avons noté dans
un chapitre précédent, sans que le malade tire grand profit du supplice imposé
à son conjoint. Mais il faut constater cependant que dans certains cas
en raison de circonstances particulières les choses ne se passent pas
ainsi. Au moins pendant quelques années l'individu sain semble avoir une
énergie suffisante pour imposer une discipline et, le plus souvent sans s'en
douter, il guérit les troubles de l'autre. Sans doute dans nos observations les
choses finissent pas tourner mal, puisqu'on nous amène le malade, soit
que le directeur ait disparu, soit qu'il se soit lassé de son travail, soit
qu'il ait perdu son influence. Mais il ne faut pas oublier que ces malades
mêmes ont auparavant trouvé le calme et le bonheur pendant des années et
qu'il doit y avoir beaucoup d'autres cas ignorés par le médecin, parce que
l'équilibre se maintient suffisamment pendant toute la vie.
Dans quelques observations, j'ai constaté qu'un
prêtre auquel ces malades allaient très souvent se confesser a pu
réussir à diriger avec succès pendant plusieurs années des
malades difficiles à manier. Le fait doit être fréquent car les
psychasténiques doivent être nombreux dans les confessionnaux. L'ouvrage
de M. l'abbé Eymieu montre qu'il a acquis dans son ministère une
certaine expérience de ces malades. Des religieuses, des institutrices, des
garde-malades, des masseuses ont fréquemment l'occasion de jouer ce rôle et dans
une dizaine d'observations nous voyons que ces personnes peuvent réussir fort
bien cette direction pendant des années. Les parents, comme cela est arrivé
dans la plupart de ces cas, sont souvent désolés de cette situation qui leur
paraît anormale et ils ont peur que la jeune fille entièrement dominée
n'abandonne toute sa fortune entre les mains de l'institutrice. Cette crainte
est certainement fondée, c'est là un des dangers de ces directions
accidentelles, nous aurons à y revenir tout à l'heure. Mais il
n'en est pas moins vrai, en se plaçant au point de vue exclusivement médical,
que ces directions sont heureuses et que leur interruption amène de
très grands troubles.
Les cas le plus étrange est celui où
l'association existe entre deux malades qui semblent jouer au naturel la fable
de l'aveugle et du paralytique. J'ai recueilli trois observations de ce genre
dont la plus intéressante, celle de Ai. f. 43 a déjà été publiée. Cette
femme atteinte d'aboulie, de doute et de phobie du contact ne pouvait plus toucher
aucun objet de toilette et vivait dans la malpropreté, elle a rencontré vers
l'âge de 30 ans une ancienne camarade de pension déprimée elle aussi et
aboulique, mais tourmentée par l'obsession de la mort et du suicide. Elles se
sont confié réciproquement leurs misères et se sont moquées l'un de
l'autre ; après ces confidences elles ont été toutes deux
étonnamment remontées et tranquilles pendant quelques jours. Il en est résulté
que pendant dix ans elles ont vécu ensemble d'une manière beaucoup plus
correcte parce qu'elles se soutenaient mutuellement.
Nous observons sous l'influence des traitements
médicaux les mêmes changements et, comme on le verra dans le prochain
chapitre les mêmes sentiments du besoin de direction. Il n'y a souvent
dans les directions médicales qu'une application plus raisonnée et souvent plus
prudente de ces mêmes influences qui ont eu souvent de bons effets au
cours de la vie du malade.
Il est évident qu'il s'agit ici de phénomènes
psychologiques assez complexes dans lesquels interviennent de nombreux
facteurs. On a souvent fait remarquer qu'il est juste de reconnaître un certain
rôle à la suggestion ou à des phénomènes analogues. On ne
peut nier que tel ou tel phénomène de l'électivité présentés par certains
somnambules ne soient en rapport avec des suggestions plus ou moins
involontaires et maladroites du médecin, avec des idées conçues par le sujet et
transformées en suggestion en raison de l'état spécial pendant lequel elles se
développent. Il y a donc des relations étroites entre les deux
phénomènes de la direction et de la suggestion, mais il ne faut pas en
conclure que ces faits soient identiques. Les phénomènes d'influence que
l'on observe au cours des directions sont bien plus étendus que ceux de la
suggestion et même que la suggestibilité. Ils existent chez des malades,
en particulier chez les psychasténiques qui ne sont guère suggestibles.
Il y a dans l'influence de la direction bien des caractères qui
dépassent la suggestion proprement dite. Enfin dans ce cas comme dans les
autres la suggestion ne peut pas s'expliquer elle-même : s'il est
possible au moins dans certains cas de faire dépendre l'un de ces
phénomènes de l'autre, je dirai que c'est bien plutôt la suggestion qui
varie avec l'influence et qui en dépend.
Je ne suis pas non plus disposé à accepter
entièrement la théorie présentée par M. Freud qui rattache le
phénomène de l'influence aux manifestations normales des affections
humaines et surtout à celles de l'amour sexuel. Je serais plutôt disposé
à dire ici comme précédemment que les phénomènes d'influence sont
plus généraux que les sentiments d'amour proprement dits, que loin d'en
dépendre ils les contiennent comme l'une de leurs variétés.
Dans ces besoins de direction, nous voyons plutôt un
désir naturel et un pressentiment de ces traitements par le repos et par la
simplification de la vie dont nous avons déjà constaté l'importance. Le
malade est un individu fatigué, épuisé, qui a le besoin le plus urgent de se
reposer et d'économiser ses forces ; mais il ne sait pas se reposer et il
se laisse entraîner à faire continuellement ce qui l'épuise le plus. Ses
idées obsédantes qui sont « comme des vrilles dans la tête »,
ses répétitions, les pactes qu'il s'impose, ses doutes, ses interrogations, ses
efforts désespérés autant qu'inutiles entretiennent et augmentent sans cesse
son épuisement. Il est accroché à quelque petit problème que la
vie a soulevé, il reste indéfiniment devant la même action que non
seulement il n'arrive pas à faire mais encore qu'il s'épuise à
essayer de faire, il pousse indéfiniment contre un mur. La vie réelle dans
laquelle il est plongé présente des situations complexes ou qu'il croit
complexes ; il veut réunir tous les renseignements, discuter les divers
motifs d'action, il s'embrouille, il hésite, il n'arrive ni à conclure,
ni à vouloir et recommence indéfiniment la même délibération sans
pouvoir ni faire l'action, ni renoncer à l'action. « Je ne puis
franchir le seuil de cette maison ni m'en éloigner ». Quand la vie est
simple, ils la compliquent eux-mêmes par leurs impulsions à la
domination, à la taquinerie, au dénigrement, à la recherche folle
de l'amour, à des aventures dangereuses qui troublent leur milieu
social. Ces perpétuelles tentatives et ces efforts de toute espèce
déterminent une perpétuelle défense de forces, quand il leur en reste si peu.
La séance de traitement, quelle qu'elle soit, qu'il
s'agisse d'hypnotisme, de suggestion, de dissociation des idées, de
simplification de la vie, d'éducation supprime énormément de ces efforts et de
ces dépenses. Des obsessions, des manies, des tics, sont arrêtés, des
actes sont simplifiés, des résolutions sont prises, des situations sont
liquidées, des délibérations interminables sont terminées par une résolution
simple. Le travail a été fait par un autre, sans doute, mais il a été fait et
les efforts sont arrêtés. Le malade a appris à faire des actes
pratiques qui économisent des accrochages, des phobies, des angoisses, il prend
une conduite économique, il découvre l'art de se reposer. D'ailleurs les
principales dépenses pour les journées prochaines sont économisées par les
ordres qui règlent minutieusement l'emploi de son temps et évitent le
travail des décisions à prendre à chaque moment : les
économies sont manifestes.
L'officier dans le régiment, le supérieur dans le
couvent, le chef dans la famille jouent le même rôle : ils
règlent la vie et tranchent tous les problèmes qui demandent de
la réflexion et de l'effort. Le malade est débarrassé de toutes les opérations
supérieures qui nécessitent de grosses dépenses. Malgré son petit revenu
psychologique, il peut vivre à son aise. Nous verrons à propos de
l'excitation, une autre action qui joue aussi un rôle dans la direction, mais
l'un des principes essentiels de cette direction et l'une des causes de son
heureuse influence est l'économie des forces qu'elle détermine.
Il est également probable que beaucoup de traitements
qui semblent uniquement physiques ont sur le moral une influence du même
genre. Les forces qui jouent un rôle dans la conduite extérieure de l'homme et
qui sont considérées à ce propos comme des forces psychologiques sont au
fond les mêmes qui servent à l'entretien de la vie et au
fonctionnement des organes. L'épuisement causé par des maladies organiques,
par la lutte contre des intoxications ou des infections, par la réparation des
organes retentit sur la conduite psychologique. Inversement au moins dans
certains cas les économies qui sont faites sur ces dépenses physiologiques
permettent le relèvement de l'activité psychologique. Sans doute la
différence des deux activités est telle que cette relation n'est pas toujours
aisée à observer. Trop souvent le rétablissement de la santé viscérale
ne suffit pas à relever l'activité de l'esprit. Mais des exceptions trop
nombreuses ne doivent pas empêcher de constater les influences heureuses.
Le traitement de toutes les maladies locales, de
toutes les intoxications surajoutées a souvent contribué au relèvement
des forces morales. Les traitements les plus intéressants à ce point de
vue sont les traitements qui suppriment les spasmes, qui calment des douleurs,
qui enlèvent des craintes. On le constate dans bien des cas et en
particulier dans le traitement des maladies des organes sexuels, dans le
traitement de divers gastropathies et de divers troubles intestinaux qui
interviennent si souvent dans les épuisements névropathiques par des douleurs
disséminées de tous les côtés, par des inquiétudes qu'ils déterminent à
propos de tous les organes.
Partout nous voyons intervenir ce principe psychologique
fondamental de l'économie. La conduite psychologique n'est pas l'œuvre
d'un pur esprit, c'est une activité de tout l'organisme qui exige une dépense
de force probablement considérable. Cette dépense est d'autant plus grande que
les actes sont d'un niveau plus élevé. La plupart des maladies de la conduite
dépendent d'une insuffisance de ces forces. Si on me permet une telle
comparaison toutes ces maladies ne sont au fond que diverses manières de
faire faillite et de tomber dans la misère. Malgré les différences
apparentes un grand nombre de thérapeutiques psychologiques sont du même
genre. Rien n'est plus urgent quand on se trouve en présence d'un individu
acculé à la faillite que de réduire ses frais et d'établir une stricte
économie.
|