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L'acquisition des tendances nouvelles
La vie ne consiste pas seulement dans l'exercice de
tendances qui existent à l'état latent dans l'être vivant, elle
consiste aussi dans l'acquisition et la
fixation des nouvelles tendances. Tout être vivant placé dans un
milieu nouveau s'y adapte d'abord en créant de nouvelles combinaisons de
mouvements qui aux nouvelles réceptions déterminées par le milieu répondent par
une réaction appropriée, ensuite en fixant ces combinaisons de mouvements, en
construisant des tendances correspondantes, c'est-à-dire des
dispositions à produire cette réaction correctement, rapidement,
facilement d'une manière automatique. Quand l'individu est seul en
présence de ces circonstances nouvelles, il acquiert ces tendances nouvelles
par le procédé des essais et des erreurs et les fixe par de longues répétitions.
Au début il est poussé par une agitation protectrice à faire une foule
de mouvements à tort et à travers, peu à peu il laisse de
côté ces mouvements qui ne réussissent pas et il conserve seulement ceux qui
réussissent. Les expériences des psychologues sur le comportement des animaux
auxquels on impose un problème à résoudre montre bien l'existence
de ce mécanisme. Ce mode d'acquisition simple et primitif a l'inconvénient
d'être fort lent et d'exiger une grande dépense de forces, le maintien
d'une haute tension pendant une longue période d'efforts.
Si un autre individu a déjà acquis la tendance
nouvelle, il peut par sa seule présence et son exemple faciliter beaucoup
l'acquisition des mouvements appropriés chez celui qui ne les possède
pas encore. Si l'individu compétent est un homme capable d'observer et de
comprendre il instruira beaucoup plus vite l'animal car il saura découvrir des
méthodes d'enseignement qui abrégeront le travail.
Enfin, si l'élève lui-même est un homme
capable par ses tendances antérieures de réagir au langage et de présenter
l'obéissance à la parole, les rappels des mouvements anciens, les
arrêts des mouvements inutiles, les encouragements pour les mouvements
heureux seront énormément facilités et l'éducation pourra être encore
plus rapide. De nombreuses études résumées en particulier dans le livre de M.
Woodworth sur le mouvement, 1903, ont montré que par des procédés d'éducation
de ce genre, un homme normal pouvait modifier énormément même ses actes
les plus élémentaires, qu'il pouvait acquérir le contrôle de ses réflexes,
modifier les fonctions de la miction, de la défécation, de la respiration,
celle même de la circulation. Dans les leçons que je faisais en 1906
à Boston sur la psychothérapie, je rappelais à ce propos les expériences
curieuses de M. Bair sur le mouvement volontaire des oreilles. Un homme ne
remue pas normalement les pavillons de ses oreilles et cependant par une
éducation appropriée, en associant le mouvement cherché avec des mouvements
volontaires du front il peut y parvenir complètement. A plus forte
raison l'éducation intelligente peut-elle transformer des mouvements des
membres déjà complètement à notre disposition ; on
sait que les hommes sont susceptibles d'apprendre des actions innombrables et
qu'ils s'élèvent par l'éducation et l'instruction aux plus hautes
opérations mentales. Ces opérations sont au début fort difficiles et réclament
de grands efforts conscients, mais elles deviennent par la répétition, grâce au
mécanisme de l'habitude, de plus en plus faciles et rapides si bien qu'elles
finissent par être exécutées correctement sans attention et presque sans
conscience. L'éducation consiste ainsi dans la production et la répétition
d'une action nouvelle, quand elle a lieu devant un témoin compétent qui la
surveille, la corrige et la fait répéter jusqu'à ce que J'acte soit
devenu non seulement correct, mais encore automatique.
Il n'en est pas moins vrai que cette acquisition de
tendances nouvelles présente des difficultés considérables surtout quand on
veut se servir de cette méthode de l'éducation pour transformer la conduite des
névropathes. Il est facile de constater que, laissé seul, livré à
lui-même, le malade n'arrive pas à s'éduquer, il reste aussi maladroit
dans les mêmes circonstances, il n'acquiert pas les tendances qui
devraient répondre correctement et automatiquement ; il ne parvient
même pas à se rééduquer, quand il a perdu une tendance qu'il
possédait autrefois d'une manière plus ou moins incomplète d'ailleurs.
Pourquoi en est-il ainsi ? Le malade ne se rend pas compte exactement de
la nature de ses troubles et de la nature de l'acte qui lui fait défaut.
Même s'il arrivait à constater en lui-même cette lacune il
ne sait comment s'y prendre pour y remédier, il ne sait pas le mécanisme de
l'action qu'il cherche à acquérir, il ne sait pas la décomposer en ses
éléments, ni répéter isolément les mouvements utiles, ni éliminer les
mouvements inutiles, ni faire l'action avec cette tension qui fixe la tendance.
Il en est réduit à la méthode d'acquisition par agitation incoordonnée
qui ne peut aboutir à un résultat qu'avec un temps énorme, une dépense
de forces considérable et de grands efforts d'attention pour saisir et
arrêter au passage les moindres acquisitions et les conserver.
Cette éducation n'est possible que grâce à
l'aide d'un maître qui montre exactement l'acte qui doit être acquis, et
en dirigeant l'apprentissage diminue les dépenses nécessaires. Mais le maître
qui est ici le médecin, peut-il reconnaître exactement l'acte qui fait défaut
au névropathe et est-il bien capable d'apprendre au sujet à faire cet
acte correctement? On commence à peine à soupçonner que les
troubles névropathiques sont la conséquence indirecte des insuffisances
d'action et que l'émotion n'est qu'une agitation par dérivation à la
place d'un acte d'adaptation insuffisant. Le plus souvent il est très
difficile d'indiquer avec quelque précision l'acte qui fait défaut et quant
à l'analyse de cet acte on sait qu'elle est rudimentaire. L'éducation
réussit bien quand il s'agit d'actes artificiels que les hommes ont inventés
eux-mêmes et dont ils connaissent assez bien le mécanisme. Un maître de
ballet, qui a combiné une danse nouvelle en groupant des éléments empruntés
à des danses anciennes, l'enseignera aisément. Ce qu'on enseigne
à des enfants normaux ce sont presque uniquement des choses de ce genre,
des sciences et des arts construits par des hommes et que les hommes
comprennent bien. Il est dangereux de rapprocher comme on le fait souvent,
l'éducation des malades névropathes de cette éducation des enfants dans les
écoles, car l'enseignement n'a pas du tout le même objet. Il s'agit
d'enseigner au malade non des arts inventés consciemment par les hommes, mais
des actions naturelles, construites inconsciemment par les êtres vivants
dans des âges très anciens avec des éléments que nous ignorons et des
combinaisons que nous ne comprenons pas. Nous ne pouvons pas avoir la
prétention de les enseigner comme on enseigne la danse ou les mathématiques. On
n'enseigne bien que ce que l'on sait très bien et comme nous savons
très mal la psychologie de la conduite, nous l'enseignerons très
mal. Les sujets auront naturellement à remédier à cet
enseignement défectueux par une tension psychologique plus grande et par une
plus grande dépense de forces.
Ces éducations n'ont été jusqu'à présent
pratiques que pour le rétablissement de quelques fonctions élémentaires chez
les sujets dont l'activité générale était peu troublée. On a pu éduquer des
mouvements, rapprendre à marcher, à manger, à respirer,
supprimer certains tics par l'éducation de l'immobilité, rééduquer même
certaines fonctions sensorielles. Mais quand nous voulons dépasser maintenant
ces tics et ces crampes, quand nous nous trouvons en présence des agoraphobies,
des phobies de toutes espèces, des perversions génitales, des
obsessions, des délires, allons-nous prétendre que nous connaissons exactement
la tendance qui est troublée et que nous avons à rééduquer? Peut-on
soutenir sérieusement que c'est la fonction de la parole qui est troublée chez
le timide, ou celle de la marche qui est altérée chez l'agoraphobe ? Et
quand il s'agit d'un délire, suffit-il de dire qu'il y a une altération de
l'attention ? Mais les psychologues d'aujourd'hui ne savent plus
très bien si l'attention est une fonction spéciale, si même il
existe une opération qui corresponde à l'ensemble des faits
grossièrement rangés sous le nom d'attention, il y en a même qui
veulent supprimer ce mot « attention » du vocabulaire psychologique.
Les médecins vont-ils pouvoir rééduquer cette attention sur laquelle nous
savons si peu de choses ? Les insuccès thérapeutiques ne doivent
pas nous surprendre.
Il est vrai cependant que ces réflexions ne sont pas
absolument décourageantes : elles nous montrent que les insuccès de
l'éducation ne viennent pas de la faiblesse du procédé, mais de l'ignorance de
l'opérateur. Une connaissance approfondie de la physiologie de la marche
permet de mieux rééduquer des tabétiques ; des progrès de la
science psychologique qui nous feront mieux connaître les tendances impliquées
dans les diverses conduites et leur mécanisme rendront plus tard l'éducation
des névropathes plus facile et plus puissante.
Malheureusement nos recherches précédentes sur la
nature de l'éducation nous font prévoir une autre difficulté bien plus grave.
En admettant que nous sachions bien ce que nous voulons faire apprendre au
malade, demandons-nous s'il va être capable de nous obéir et de
l'apprendre. Apprendre une chose nouvelle, cela suppose une surabondance de
forces capable de créer de nouvelles combinaisons de mouvements, de se dépenser
en essais, capable de choisir et de fixer. Un traitement de ce genre demande
des efforts sérieux et peut imposer au malade une fatigue excessive. Les
exercices que l'on impose ne sont pas aussi simples et aussi naturels qu'ils le
paraissent, il n'est pas exact qu'un homme normal possède toujours une
disposition à maintenir pendant longtemps une immobilité voulue, ou une
tendance à exécuter lentement des mouvements en les surveillant
constamment : nous sommes loin de nous mouvoir de cette façon. Aussi
n'est-il pas étonnant que l'on observe dans ces traitements des substitutions
d'un tic à un autre, d'un accident délirant à un trouble de
l'alimentation, des agitations et de l'épuisement.
Enfin il ne s'agit pas uniquement de la quantité des
forces à dépenser, il s'agit de l'adaptation des forces au
problème proposé, de la tension qu'il faut donner à ces forces.
Un des grands caractères de l'abaissement de la tension psychologique
caractéristique de nos malades c'est la diminution et la suppression de cette
force d'acquisition, la cessation des adaptations et des acquisitions de
connaissances nouvelles. Ce fait est bien manifeste dans l'amnésie continue de
ces malades, dans leur incapacité à s'adapter à des situations
nouvelles : « Je ne peux pas plus apprendre un morceau de vers
nouveau que je ne puis m'habituer à mon appartement ou à ma
femme. » Quand ils essayent de s'acclimater, de s'adapter à ces
changements de situation, ils présentent des insuffisances, des fatigues, des
angoisses ou des obsessions de sacrilège. Et vous voulez précisément
leur demander une adaptation de ce genre particulièrement difficile,
malgré toutes vos préoccupations pour la simplifier. Vous allez simplement les
épuiser par des efforts inutiles, augmenter leur dépression et leurs
agitations.
En un mot, il est certain que l'homme peut acquérir
par une éducation appropriée des tendances nouvelles et que cette acquisition
sera facilitée par toutes les découvertes sur le véritable mécanisme des
différentes conduites. Ce principe doit jouer un rôle essentiel en
psychothérapie, mais il n'est pas suffisant : Presque toujours sauf dans
des cas particulièrement simples, le problème de l'acquisition
des tendances se complique par le problème de l'acquisition des forces.
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